CHARLOTTE PAR KATE
Par Nathalie Dolivo, Elle Magazine France, 24 janver 2014
DE CES PHOTOS EMANE UNE DOUCEUR. UNE IMPRESSION D’INTIMITE.
Charlotte Gainsbourg, l’actrice, sous le regard de sa grande sœur, la photographe Kate Barry. Il y a l’intimité signifiée par le lit, l’intimité de ses longues jambes nues en chaussettes noires, les sourires non feints de Charlotte – qui font que sa lèvre supérieure touche presque son nez enfantin. Il y a l’air de Charlotte, confiant. En sécurité. Cette séance photos est la dernière de Kate Barry avant qu’elle ne s’efface, le 11 décembre dernier, laissant sa famille et ses proches en état de sidération. Et nous aussi, à ELLE, devant la disparition de cette compagne de longue route, une amie. Hasard cruel du calendrier, cette séance photos est aussi la dernière rencontre entre Kate et Charlotte. Un moment de travail partagé. Des clichés qui probablement, désormais, fixent pour toujours quelque chose de leur lien. On aurait aimé, tellement aimé ne jamais avoir à raconter tout cela. Etre dans la routine, la procédure habituelle : une actrice qu’on admire est à l’affiche de plusieurs films remarquables (« Nymphomaniac » 1 et 2, de Lars Von Trier, et « Jacky au royaume des filles », de Riad Sattouf). Rendez-vous est pris pour une interview. Les photos qui doivent illustrer le sujet sont shootées. Et tout cela aurait dû donner à la fin un très bel ensemble sur papier glacé, un instant de partage et de vérité entre la comédienne et son public. Mais voilà, l’article qu’on aurait aimé écrire ne rime plus à grand-chose. Trop difficile de faire comme si le fleuve de la vie poursuivait son cours habituel. Charlotte Gainsbourg a pourtant accepté que l’on publie ces photos, forme d’hommage au travail de sa sœur. Kate Barry a souvent photographié sa cadette. « La première fois que je l’ai photographiée, a-t-elle un jour raconté, c’est parce qu’on était si timides toutes les deux qu’on s’est dit que ce serait plus confortable de faire ça ensemble. On est parties à la campagne et on a fait notre première séance. »
Par la suite, elles se sont souvent retrouvées dans ce rapport professionnel. Elles le maîtrisaient
parfaitement, savaient s’affranchir – ou jouer, peut-être – de leur intimité pour obtenir le meilleur l’une de l’autre. Ainsi ce samedi 30 novembre. Le ciel de Paris est gris cendre, mais la météo ne compte pas quand on travaille en studio photo.
DANS UN REGARD, TOUT EST DIT, PEUT-ETRE.AU MILIEU DE CETTE JOURNEE DE TRAVAIL, SOUS LE CIEL GRIS CENDRE KATE TOUT DE MEME PARLE. ELLE A DIT A SA SŒUR:
«C’EST FOU, TU RESSEMBLES DE PLUS EN PLUS A MAMAN, AVEC LES ANNEES.»
10ème ARRONDISSEMENT DE PARIS, le Studio Zéro est déjà, à 10 heures du matin, une ruche où s’activent la photographe, ses assistants, la styliste, le coiffeur et le maquilleur… Et puis Charlotte Gainsbourg arrive. Détendue, cool. Il faudra, toute la journée, shooter cinq ou six photos, dont une pour la couverture de ELLE, L’emploi du temps est serré mais Kate Barry maîtrise son art et Charlotte est magnétique, malgré le rythme épuisant que lui impose un tournage de nuit – le prochain film de Nakache et Toledano, avec Omar Sy. Si l’on n’y prête pas attention, leur lien immensément fort ne se ressent pas. Peut-être parce que, lorsqu’on se retrouve dans une situation de travail avec quelqu’un d’aussi proche, on n’a pas besoin d’en rajouter, pas besoin de s’appesantir. Oui, on peut s’affranchir des mots lorsqu’on est face à une personne avec qui l’on a grandi, connu les joies et les peines, pris son bain, joué à chat, à la dînette, à la poupée, partagé mille secrets, partagé l’amour de la mère, celui du (beau)-père…
Dans un regard, tout est dit, peut-être. Au milieu de cette journée de travail, Kate a tout de même parlé. Elle a dit à sa sœur : « C’est fou, tu ressembles de plus en plus à maman, avec les années. » Et Charlotte en avait l’air étonné : « Ah oui ? Tu trouves ? » Quand elles se sont quittées, à la tombée du jour, elles se sont promis de dîner très vite ensemble, de se voir. Pour se confier les choses qu’on ne peut pas se dire, entre sœurs, lorsque dix personnes vous entourent et vous scrutent. Se raconter leurs vies surement, leurs projets, leurs tourments, leurs enfants.
«NYMPHOMANIAC»EST UNE REFLEXION SUR L’ADDICTION, L’ALIENATION. IL PEUT AUSSI ETRE VU COMME UN GRAND FILM FEMINISTE METTANT EN AVANT UNE SEXUALITE FEMININE LIBEREE MAIS TOUJOURS INCOMPRISE ET CHATIEE.
POUR ETRE HONNETE, il faut dire qu’on ne sait pas ce qu’il y a aujourd’hui dans la tête de Charlotte. Elle n’a pas parlé depuis ce drame. Elle a annulé ses interviews, y compris celle qu’elle devait nous donner, malgré tout, car le monde continue et les films restent à défendre et les causes à porter. Pas le courage. Peur des mots. Comment ne pas la comprendre ? Mais s’il faut tout de même « faire parler les films », alors voilà ce qu’on peut dire de l’actrice aujourd’hui : avec « Nymphomaniac », Charlotte Gainsbourg est allée loin. Elle s’est fait violence – c’est elle qui l’a dit dans plusieurs entretiens – pour jouer ce personnage de femme nymphomane que l’on suit de 5 à 50 ans. Le film, scindé en deux parties, est d’une crudité folle. L’actrice y est renversante, sans apprêt, jouant les émotions avec une sobriété extraordinaire. Elle semble à l’apogée d’elle-même. Dans la lignée d’« Antichrist » ou de « Melancholia », de Lars von Trier, elle abandonne sa pudeur pour tout donner. Le film est une réflexion sur l’addiction, l’aliénation. Il peut aussi être vu comme un grand film féministe, mettant en avant une sexualité féminine libérée mais toujours incomprise et châtiée. Il permet en toutcas à Charlotte de poursuivre sa mue. Depuis quelques aimées, elle semble en effet avancer à grandes foulées. Sortir d’elle-même. Est-ce lié à l’accident cérébral qui l’avait frappée en 2007 et dont elle avait réchappé ? A la vie qui passe, simplement, vous intimant l’ordre de plus en plus pressant d’agir ou de laisser tomber toute idée d’action, mais en tout cas de décider les choses en connaissance de cause ?
CHARLOTTE GAINSBOURG A LA QUARANTAINE PASSEE, trois enfants, dont une petite Joe de 2 ans qui l’émerveille chaque jour, un compagnon qui l’a récemment demandée en mariage en public – à ce propos, elle a révélé dans une interview récente que ce projet était ajourné par superstition, peur de faire tout foirer après vingt-deux ans de vie commune et trois enfants… Et elle a cette filmographie qu’elle bâtit avec intelligence et audace, elle qui a longtemps donné l’impression d’être empêtrée dans ses angoisses et son mal-être. Son autre film à l’affiche, « Jackv au royaume des filles », va dans le même sens, celui de l’affranchissement. Jugez plutôt : une dictature imaginaire, dans un pays lointain, où les rôles sont inversés. Les femmes dirigent et les hommes, en abaya, subissent le joug du matriarcat. Charlotte Gainsbourg y est l’héritière de la générale en chef, leader spirituel de ce peuple soumis. Elle impressionne de finesse et de drôlerie dans les habits étriqués de cette dauphine malgré elfe, qui ne rêve que de la vraie vie, de liberté, sous le soleil de l’étranger.
ET VOILÀ CHARLOTTE DANS UN REGISTRE COMIQUE et fantaisiste qu’on ne lui avait plus vu depuis les films de son compagnon Yvan Attal (« Ma femme est une actrice », « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants », etc.). Ça doit être bizarre pour elle, mais, pour de nombreuses jeunes femmes, Charlotte Gainsbourg est un modèle. Presque un repère. On a d’ailleurs souvent parlé d’une « génération Charlotte ». Le fait de l’avoir vue grandir dans les médias, dans ses premiers films. Ces débuts prometteurs mais qui semblaient douloureux, la moue renfrognée et la voix brisée de peur. L’adolescence. En sortir. Et puis ce parcours, ces films comme des petits (ou gros) cailloux qui indiquent un chemin, racontent une ligne de vie. Le deuil, l’amour, les enfants. Faire des disques. Monter sur scène malgré le trac abyssal. La découverte do soi, Cette ouverture, ouverture, ouverture… Elle a toujours été populaire, malgré une sorte d’étrangeté. Petite princesse chérie, fille d’un couple mythique. Drôle d’enfant lunatique, les cheveux courts de garçon manqué, « un diamant niché dans un trou de rocher », disait son père, devenue une jeune femme à la beauté unique et au talent fou. Elle nous touche plus que tout. Aujourd’hui plus que jamais.