Par Sabrian Champenois, Next, 23 Mai 2014
Asia Argento et Charlotte Gainsbourg, à Cannes. (Photo Yann Rabanier)
Asia Argento est déjà dans la place quand on arrive, fidèle à elle-même : chat noir (cuir, boots, jean) à babines vermillon vautré sur un canapé blanc où elle ronronne d’aise alors qu’alentour se met en place la promo. Elle n’est pas grande, pas spécialement remarquable, mais aimante le regard de sa force décomplexée, défiante, cannibale. Au cas où on n’aurait pas saisi l’évidence, elle conclura l’entretien sur un «J’aime être différente». Peut-être, sans doute, qu’elle «se la pète». Et alors, et après. Ce qui nous importe : la fille de Dario Argento, 38 ans, figure du thriller horrifique et érotique, et de l’actrice Daria Nicolodi, joue le jeu, n’a rien de la peste potentiellement crainte. Respectueuse du job de l’autre. Sous les dehors rock, doigt d’honneur et compagnie, et alors qu’«A.A.» porte là un tee-shirt qui clame «Social phobia», on pressent une bosseuse consciente de la valeur travail. Charlotte Gainsbourg confirmera : «Asia est une réalisatrice très costaud, très maître, très en contrôle, forte d’une énergie qui dynamise tout le plateau.» Et quand à un moment donné, un balai chasseur de pluie s’abattra avec fracas au beau milieu de la table, Asia A. sera la seule à enchaîner comme si de rien n’était, à 100% dans l’instant, surconcentrée.
Aura. Charlotte Gainsbourg est également raccord avec l’image qu’on avait d’elle. Brindille très très chic en gris et noir sur Stiletto, elle semble marcher sur des coussins d’air. Mais femme puissante, à sa façon : présence et propos fermes, impossible de la perdre, même quand elle ne parle pas. Une autre forme d’aura, moins assénée, plutôt souris. Mais souris qui ne se laisse pas boulotter par le chat Asia, comme si la fille de Serge G. et de Jane B. était dotée d’un bouclier naturel et inoxydable. La plus vulnérable n’est pas forcément celle qu’on pense – la guerrière tatouée et bijoutée, l’ouvertement effrontée. Il faut beaucoup de connaissance assumée de soi pour dire comme Charlotte Gainsbourg : «Sur un plateau, j’ai le trac mais ça va, j’aime bien ne pas être sûre de moi.»
L’Effrontée, de Claude Miller (1985), est le film qui a mis Charlotte Gainsbourg dans l’orbite d’Asia Argento. Elle avait alors 10 ans, Charlotte, 14. Argento dit : «Charlotte est plus qu’une actrice, elle est une âme, une artiste, elle dégage quelque chose de très profond, et elle n’a peur de rien, en tout cas au cinéma.» La féline Argento n’a peut-être pas trouvé son maître, mais au moins une altérité à la hauteur de sa grande curiosité. La différence : quel meilleur carburant du désir, sauf pour le bourgeois confiné dans le confort de l’entre-soi marigotique ? Sur le papier, la doublette Asia Argento-Charlotte Gainsbourg relève à la fois de l’évidence et de la rencontre du troisième type. Evidence : «filles de» couples arty bohèmes, même génération. Charlotte Gainsbourg corrobore, de sa voix pas si filet que réputée : «J’ai l’impression qu’on aurait pu se rencontrer bien plus tôt. C’est drôle, quand il y a une complicité aussi naturelle…» Asia Argento acquiesce et n’ajoute rien, chose rare. La femme de beaucoup de paroles a possiblement plus de mal à se déclarer que Charlotte Gainsbourg. C’est encore la supposée timide-effarouchée, pointant le côté yin et yang de leur affaire, qui dira en souriant : «Asia, c’est une nature tellement loin de moi… Je suis attirée, je suis attirée !» Charlotte Gainsbourg, par moments, fait penser à Patti Smith, dans le genre «vieux» sachem affranchi de tous les regards.
«Huître». L’Incomprise, sur une petite fille négligée par des parents nombrilistes, est totalement autobiographique. Oui et non, objecte Asia Argento. «Comme a dit Fellini, « tout art est autobiographique, la perle est l’autobiographie de l’huître ». Mais le personnage que joue Charlotte n’est pas totalement ma mère, et ce film n’est pas une thérapie.» Elles-mêmes sont aujourd’hui mères. Asia Argento a une fille qu’elle a eue avec le chanteur Marco Castoldi et un fils dont le père est le metteur en scène Michele Civetta. Charlotte Gainsbourg a pour sa part eu deux fils et une fille avec l’acteur-réalisateur Yvan Attal. Asia Argento pointe la position injuste mais innée de soumission et d’infériorité de l’enfant, dit se baisser pour parler à son fils de 5 ans, et «ne jamais mieux [se] sentir qu’avec des enfants, on parle la même langue» ou alors avec «[son] ami très vieux de 80 ans, j’ai très peu d’amis adultes».Charlotte Gainsbourg : «Moi, je croyais avoir un contact très facile avec les enfants, en réalité je peux être très intimidée. Je suis à l’aise avec mes enfants.»
Le chat travaille ces temps-ci à un nouveau film, sur des adolescents. Faire l’actrice ne l’intéresse plus : «Sur soixante films dans lesquels j’ai joué, je ne suis bien que dans trois. Or maintenant, à mon âge, ce n’est pas ce qu’on peut faire qui compte mais ce qu’on doit faire.» Bilan très adulte, pour le coup. La souris sourit : «Moi, là, je ne travaille pas. Je vais essayer de me pencher sur un album.» Asia fait aussi de la musique. Toutes deux répondent «pourquoi pas…» à l’hypothèse d’en faire ensemble. Le chat et la souris de concert.