Avant même d’être né, Balenciaga Paris, le nouveau parfum de l’illustre maison de couture, avait déjà son égérie. Nicolas Ghesquière n’imaginait personne d’autre que l’actrice pour jouer ce rôle. Ces deux-là cultivent une amitié construite sur des accords de tête, de coeur et de fond.
Par le Figaro Madame, le 27.02.2010
Cinquante-cinq ans se sont écoulés depuis que la maison Balenciaga a sorti son dernier parfum. Le premier était Le Dix. Le dernier, Quadrille. Entre les deux, La Fuite des Heures… La vénérable maison fut fondée en 1919 par un Basque ombrageux pour lequel la couture était une religion, et fermée par lui-même en 68 : la minijupe, ce calice à l’envers, avait eu raison de sa foi en l’élégance féminine.
Un talisman
Revivifiée par Nicolas Ghesquière, Balenciaga a mûri en silence, lentement, l’idée d’un parfum. Pas un gadget olfactif, pas une presse à billets, mais une fragrance moderne que l’on aurait toujours connue et aimée, un parfum intemporel, destiné à imprégner les mémoires. Un bon parfum est une petite manufacture à souvenirs, un talisman, et un objet précieux. Après l’avoir approché, humé, porté, fait sentir, nous l’affirmons : avec son jus floral poivré et son flacon compact au cabochon-oeuf craquelé, Balenciaga Paris appartient à cette famille des grands classiques. Un constat désopilant si l’on songe que son égérie est le contraire d’une femme classique : Charlotte Gainsbourg, actrice extrême, roseau en santiags, enfant de bohème et d’Euterpe, qui ressemble de plus en plus a son immense père, à commencer par le sourire, éclatant, désarmant, soleil à travers ombrages…
De retour de New York où elle venait de donner un concert, Charlotte a rejoint un Ghesquière heureux comme une parturiente, à quelques semaines de la sortie de son premier parfum, pour une conversation très peu… classique. « Avant de devenir l’image de Balenciaga Paris, je ne portais pas de parfum, confie Charlotte. C’est très bizarre quand j’y pense, mais je n’ai jamais eu “mon parfum”, comme tant de femmes ou de jeunes filles. J’ai toujours eu un rapport distant au parfum, j’aime le sentir, mais pas forcément le porter. » Elle se tourne vers Nicolas Ghesquière : « – Où faut-il mettre son parfum ? Je suis très maladroite avec ces gestes ultraféminins. – Comme tu le sens ! – Derrière les oreilles, dans le cou ? » Nicolas se lève et mime : « Tu te jettes dedans ! J’adore ce geste. Tu vaporises devant toi, et tu avances, tu entres dans le parfum… »
Imaginaient-ils, lors de leur première rencontre, devenir inséparables ? Nicolas sourit. « Nous avions entendu dire en 2000 que Charlotte avait envie de voir le défilé. Moi j’étais transi ! Cette fille avait une grâce, une élégance, un mystère insensés. Bref, je l’ai vue arriver backstage, après la présentation. Effacée, dans un coin, attendant que ça se calme… J’ai eu le sentiment de rencontrer la femme pour laquelle je dessinais des vêtements depuis toujours. Comme si Charlotte avait marqué mon inconscient et fait surgir une silhouette très forte, un fondamental qui détermine chaque collection. »
Charlotte avale un chewing-gum de nicotine et enchaîne : « C’est bizarre de rencontrer un frère spirituel… On se dit que c’est impossible, ces histoires de correspondances, d’affinités profondes, mais ça existe. On est amis, proches, complices, ses vêtements me protègent, me donnent le sentiment d’être armée et plus féminine. Le féminin, c’est un concept complexe pour moi ! (Elle rit.) Pendant longtemps, c’était associé à un côté fi-fille, ou da-dame, je ne m’en sortais pas du “féminin”. (Elle roule les yeux comiquement.) Les vêtements de Nicolas, les robes qu’il a créées pour moi, pour Cannes en 2009, ou l’année où j’étais membre du jury, me font accéder paisiblement à cette féminité. »
Complicité créative
Et ce parfum ? Charlotte se tourne vers Nicolas : « Moi j’en avais très envie, mais j’avais peur que tu ne me le proposes pas ! » « Je t’en ai parlé très tôt, et je t’ai dit, lorsque je ferai un parfum, ce sera toi, l’image. La maison Balenciaga et moi voulions que ce premier parfum cristallise l’esprit de la maison, de sa personnalité. L’association d’un parfum et d’une égérie est souvent artificielle. Avec Charlotte, c’est un prolongement naturel de nos années de complicité créative. Elle m’inspire, elle est la femme Balenciaga, elle est celle pour laquelle j’ai envie de créer. » Ils regardent la photo d’eux faite par Steven Meisel à Los Angeles l’été dernier lors du shooting de la campagne publicitaire : « On pourrait faire un parfait couple androgyne », constate Charlotte. Elle se saisit d’un flacon de Balenciaga et demande à Nicolas comment se passe l’élaboration d’un jus. « C’est le contraire d’un vêtement, d’une certaine manière, car là où il y a architecture, une coupe, pour le parfum, c’est immatériel. C’est très troublant. Pourtant j’ai découvert qu’un parfum a une architecture, qui se traduit par les notes de tête, de coeur…
On m’a demandé de dresser la liste des odeurs que j’aimais, et j’ai commencé par la violette ! Et l’odeur du gazoline… qui est absente du jus, je rassure ! Je voulais que ce soit un parfum de corps, de peau et de vêtement ! Un floral urbain, une explosion de fleurs dans une station-service ! Ça a l’air absurde, mais les réunions avec les nez requièrent de laisser parler son désir et son imaginaire… » « Ce qui m’attire, c’est le poudré, très sensuel… La violette. C’est la feuille de violette ? Je suis vierge en violette ! » Charlotte vaporise son poignet, le caresse, se frotte les deux poignets comme s’ils étaient menottés. Captive d’une fragrance ensorcelante…
Tendance « wild »
« La première fois que tu m’as fait sentir Balenciaga Paris, j’ai été étonnée par sa radicalité. » Elle se penche vers Nicolas : « Tu penses qu’il peut y avoir l’odeur de petite fille parmi toutes les substances ? (Ghesquière fait un bond, et glousse.) J’adore l’odeur de ma fille. Quand je pars sur un très long tournage, j’emporte les robes d’Alice et les tee-shirts de mon fils, Ben, et d’Yvan, imprégnés d’une légère odeur de peau chaude, de sueur. » Une Charlotte Gainsbourg wild, un peu sauvage, surprenante, décidément toujours plus mystérieuse, s’affirme à travers ces idiosyncrasies. La même femme, revendiquant sa part d’ombre et de provocation, qui s’est déchaînée dans Antichrist, de Lars von Trier… Elle continue, joues roses. « J’aime aussi follement l’odeur du crottin de cheval, qui me rappelle mon enfance londonienne, et les effluves écoeurants du goudron chaud. » Et aussi l’odeur des chaussons de danse des petites filles après l’entraînement. Le parfum du pied poudré, du talc chaud ! Ce sont des odeurs intimes, qui marquent, réveillent des souvenirs, c’est le contraire d’une odeur anonyme, c’est le parfum d’une vie ! » L’énumération se conclut sur un double éclat de rire et ce commentaire admiratif de Nicolas : « Charlotte, essence de l’élégance naturelle, aime les trucs très hardcore ! »