Par Clara Dufour, Madame Figaro, 4 mai 2012
Comédienne, chanteuse, égérie…, Charlotte aime jouer avec les étiquettes. Avant de commencer le tournage de son troisième film avec Lars von Trier, plus sulfureux que jamais, elle repart en tournée pour son album Stage Whisper. Rencontre avec une icône qui ose se mettre en danger.
Elle n’a jamais tant été L’Effrontée de ses 14 ans. Étonnante. Décomplexée. Troublante Charlotte Gainsbourg. À l’époque pourtant, la « délicieuse enfant » laissait entrevoir deux visages antagonistes. Côté face : celui d’une gamine actrice impétueuse, évoluant avec assurance devant la caméra de Claude Miller, en marinière et minijupe en jean aguicheuse. Côté pile : celui d’une adolescente timide et effarouchée, à l’allure de chat sauvage, fille d’un musicien roi. Vingt-cinq ans plus tard, les opposés ne font plus qu’un. À 40 ans, Charlotte Gainsbourg continue de douter de tout, mais n’a plus peur de rien et surtout pas d’oser se brusquer. Craintive mais pas farouche, celle qui se disait terrifiée par la scène s’offre une seconde tournée rock (1) pour la sortie de son troisième album, Stage Whisper (live et huit inédits). Les discrètes sont parfois celles qui font le plus de bruit. Son dernier film, Confession d’un enfant du siècle, de Sylvie Verheyde, sera présenté à Cannes (dans la section Un certain regard). Tourné avec le rockeur anglais Pete Doherty, il devrait susciter un immense intérêt médiatique. Muse hyperactive, Charlotte Gainsbourg assume ses partis pris courageux. Elle vient d’accepter de tourner cet été pour la troisième fois avec Lars von Trier, sans avoir lu une ligne du script de Nymphomaniac. Un projet à haut risque, promettant d’être plus sulfureux et provocateur que tous les autres – on parle de pornographie à propos de ce film –, qui devrait exiger d’elle une audace dont les limites ne cessent d’être repoussées. Au-delà du challenge d’actrice, on devine que la femme, si délicate, jeune maman d’une petite Joe (son troisième enfant, né en juillet dernier), aspire à lâcher prise. « L’exquise esquisse » s’épanouit et s’accomplit. Ce matin-là, dans le bar feutré de l’hôtel Montalembert (à Paris), elle parle d’une voix assurée, éclate souvent de rire. C’est une timide qui ne joue pas à l’être.
“Avant ma première tournée, j’étais terrifiée”
Madame Figaro. – Claude Miller, qui vous avait offert votre premier rôle au cinéma dans L’Effrontée (1985), vient de disparaître. Avec lui, est-ce une part de votre adolescence qui a disparu ?
Charlotte Gainsbourg. – J’avais 14 ans. Le cinéma me faisait rêver et il m’a offert ce rôle. Il y aurait tellement à dire sur lui, sur nous… Claude a occupé une place énorme dans ma vie. À un moment donné, tout est passé par lui…
Avant votre première tournée, en 2010, vous vous disiez pétrifiée à l’idée de monter sur scène. Pourquoi renouvelez- vous l’expérience une seconde fois ?
Je le fais de façon totalement inconsciente et impulsive. Il m’a fallu vingt ans pour assumer l’envie de rechanter entre mon premier album, Charlotte for Ever, en 1986, et le second signé avec Air, en 2006. Je ne voulais pas attendre si longtemps pour remonter sur scène !
Qu’est-ce que la scène vous a appris ?
Je ne peux pas dire que je me sois épanouie en tournée, mais j’ai un peu apprivoisé mon trac. Une fois dépassé le côté challenge, j’ai découvert le plaisir d’aller à la rencontre des spectateurs. Je n’ai pas osé bien les regarder mais un peu quand même ! Jamais je n’avais pu mettre de visages sur ce terme générique de public. Avant ma première tournée, j’étais terrifiée. Les gens allaient-ils venir ? Qui exactement ? Seraient-ils critiques ? J’ai réalisé que les spectateurs viennent me voir parce qu’ils en éprouvent l’envie tout simplement, pas en raison de mon nom ou de ma famille. Sur scène, la récompense est immédiate. Je n’arrive pas encore à en jouir, mais j’ai l’impression que j’y tends. C’est d’ailleurs pour cela que je repars aussi vite en tournée. Il y a une gymnastique : plus je tourne de films ou plus je monte sur scène, moins j’ai d’inhibitions. Petit à petit dans la balance, le plaisir prend le pas sur le doute.
Avez-vous pris vos marques sur scène ?
Non, j’ai encore beaucoup de progrès à faire sur ce point. Je suis très mal à l’aise, maladroite, incapable de savoir comment bouger mon corps et occuper la scène. C’est dur, vertigineux. Je ne m’exprime pas facilement par le corps.
Je suis toujours aussi timide. Sur la première tournée, ma parade avait été de jouer un peu de batterie. Cette fois-ci, je ne peux plus me dérober. J’ai voulu une tournée plus intimiste. Il n’y aura donc que moi derrière le micro… Heureusement, je partagerai la scène avec Connan Mockasin et son groupe. Finalement, je vais me montrer telle que je suis. La scène m’a appris à accepter mes défauts.
En musique, vous choisissez ceux avec qui vous collaborez. Qu’est-ce que cette liberté vous apporte par rapport au cinéma ?
Je serais incapable d’appeler un réalisateur pour lui dire combien j’aimerais travailler avec lui. En revanche, je n’ai aucune honte à exprimer mon désir avec les musiciens. Toutes mes collaborations sont avant tout l’histoire d’un coup de cœur artistique. Jarvis Cocker, Air, puis Beck et aujourd’hui Connan Mockasin sont des artistes que j’admire. En écoutant leurs albums, je me suis dit que leurs univers pouvaient correspondre au mien. Et je les ai contactés. Je n’écris pas, je ne compose pas, mais je me livre grâce aux talents de ces artistes. J’éprouve le besoin de m’impliquer dans la création des titres. Je sens bien que l’écriture est un passage obligé, même si pour le moment je ne parviens qu’à écrire quelques bribes de chansons qui sont le point de départ d’une collaboration. J’essaye. L’envie est là. Mais l’insatisfaction aussi ! (Elle rit.) Je ne suis jamais contente de ce que je fais. Quelle frustration ! Alors pour le moment, cet entre-deux collaboratif me convient parfaitement.
“Je me sens toujours débutante”
Oserez-vous, un jour, inscrire « Textes Charlotte Gainsbourg » sur l’un de vos titres ?
Imaginer mon nom accolé à des textes de chansons est un pur cauchemar pour le moment. Mon héritage familial est tellement lourd à porter que je me sens totalement bloquée. J’aime trop ce que mon père a fait pour ne pas me comparer à lui. Dans tous les autres domaines, j’arrive à me dire que j’ai le droit d’être moins bien que lui, que ce n’est pas grave. Mais écrire des paroles… Comprenez-moi bien, ce n’est pas un excès d’humilité de ma part. Au contraire, j’ai envie d’exceller autant que mon père. Donc, la barre est un peu haute…
Dans vos propos, le mot « plaisir » surgit beaucoup plus souvent que celui de « doute ». En avez-vous conscience ?
J’ai changé ces dernières années. Je pense que j’assume désormais mon côté bancal. Cela fait partie de moi. J’ai l’impression que les films tournés avec Lars von Trier, mon Prix d’interprétation féminine à Cannes, mon album qui a été si joliment reçu… tout cela me conforte dans mes choix, me donne de l’assurance et me prouve que j’ai raison de me bousculer, au risque de paraître prétentieuse. Pour autant, je ne deviens pas une artiste.
Après trois albums et bientôt deux tournées, avez-vous toujours le sentiment d’usurper votre place comme vous l’avez souvent dit ? Oui… mais je l’assume complètement ! (Elle rit.) Pour être plus exacte, ce sentiment d’illégitimité m’encombre encore mais ne m’empêche plus d’avancer. Je me sens toujours débutante, même dans le cinéma ! Pour moi, le professionnalisme va de pair avec le fait d’avoir une assurance… que je n’ai pas. Cela ne me gêne plus aujourd’hui. Au contraire, je le revendique, car je ne me sens plus «empêchée». Mes doutes ne sont plus un frein.
Pourquoi ne vous sentez-vous toujours pas actrice ni chanteuse ?
C’est peut-être une pirouette de ma part, mais j’aime envisager le cinéma et la musique comme des non-métiers.
Peut-être aussi parce que je n’ai jamais suivi une quelconque formation. J’ai toujours pris ce qui m’arrivait comme si j’étais une débutante : j’ai appris en tournant sans qu’un maître à penser ne m’ait guidée. C’est sûrement ridicule, mais aujourd’hui encore, quand je dois inscrire ma profession sur les formulaires scolaires de mes enfants, je suis gênée. Bien sûr, je finis par mettre « actrice » et non pas « comédienne », parce que je trouve cela prétentieux, mais il ne me viendrait pas à l’esprit d’inscrire « actrice-chanteuse ». Voilà, je me débats encore avec ces notions.
Ce manque d’assurance peut avoir des vertus : n’est-ce pas ce qui vous pousse à vous dépasser ?
Peut-être. J’ai longtemps été ma première ennemie. Aujourd’hui, je reste très critique sur ce que j’entreprends, mais j’ai arrêté de vouloir me prouver des choses.
Films controversés avec Lars von Trier, trois albums, deux tournées : vous vous préparez une quarantaine effrontée !
Oui, c’est vrai ! (Elle éclate de rire.) Je me fais de plus en plus violence pour dépasser mes limites ! La récompense est tellement plus savoureuse, quand on ose prendre des risques, quand cela nous demande un effort et qu’on souffre un peu. J’en tire plus de plaisir. Je sais, je suis masochiste !
“Avec Lars von Trier, j’apprends à lâcher prise”
Est-ce de travailler avec Lars von Trier qui vous a désinhibée ?
Avec lui, j’apprends à lâcher prise. Avant, j’avais trop de blocages pour y parvenir. Sur Antichrist, il m’a demandé de faire des choses dont jamais je ne me serais crue capable. J’ai fait ce film sans filet, sans savoir où j’allais, sans savoir ce qu’il allait faire de moi au montage. Je me suis abandonnée à lui. Tourner avec Lars n’est pas une partie de plaisir ; je me suis fait violence quotidiennement. Mais il faut croire que j’aime ces zones d’ombre.
Cet été, vous allez tourner avec lui Nymphomaniac, que l’on dit sulfureux. Ce film sera-t-il un challenge d’actrice ou un challenge personnel ?
On suit une femme de 2 à 50 ans. Je vais jouer le personnage à partir de 30 ans. Je ne peux pas en dire plus. Oui c’est sulfureux. Oui c’est extrême. Mais avec l’esprit de Lars von Trier. Torturé et passionnant. Impossible de refuser.
Pensez-vous être à un nouveau tournant de votre vie ?
J’espère qu’il y a une progression. J’aspire à être moins sage, moins scolaire. Jusqu’à présent, j’ai été trop bonne élève et je trouve ça ennuyeux, les acteurs bons élèves. On me fait parfois le compliment de me dire que je suis juste. Cela me touche mais ne me suffit pas. Pour un acteur, être juste, c’est le minimum requis, non ? La fantaisie est ce qui distingue les grands acteurs.
Qui est un grand acteur selon vous ?
J’admire la liberté d’Yvan (Attal, son mari) et son inventivité dans le jeu. C’est formidable de pouvoir le regarder évoluer quotidiennement. Nous nous sommes beaucoup amusés à tourner ensemble Do Not Disturb (qui sortira le 10 octobre). Dans un autre registre, j’admire aussi Meryl Streep. C’est un électron libre plutôt complexe, à la fois dans le contrôle et la fantaisie.
Confession d’un enfant du siècle sera présenté à Cannes. Appréciez-vous la surexposition de la montée des marches, vous la réservée…?
J’ai adoré aller à Cannes avec les films de Lars et celui de Julie Bertuccelli. Cette fois-ci je serai en tournée au moment de la présentation du film.
Dans une interview récente à un magazine anglais, Pete Doherty, votre partenaire dans ce film, évoque votre relation d’une manière directe. Comment réagissez-vous à ce genre de déballage qui porte atteinte à votre vie privée ?
Je trouve ça terriblement choquant.
Comment vous sentez-vous dans la peau de jeune maman à tout juste 40 ans ?
C’est rock and roll d’avoir à la maison trois enfants d’âges aussi différents (Ben, 14 ans, Alice, 9 ans, et Joe, 9 mois). Je le dis en assumant qu’à moitié : être mère, c’est accepter de mal faire. Je ne fais que des erreurs avec mes enfants ! Plus le temps passe, moins je sais m’organiser. C’est le grand n’importe quoi. Ben, mon aîné, a probablement essuyé pas mal les plâtres par rapport à Joe. Ce qui est certain, c’est que je vis grâce à mes enfants. J’espère que ce n’est pas trop pesant pour eux.