Charlotte Gainsbourg est en couverture de NEXT du mois de Décembre 2009,
Charlotte Gainsbourg, éprise de justesse
PHOTOS: Matthew Brookes
TEXTE: Françoise-Marie Santucci
Après son prix d’interprétation à Cannes pour « Antichrist », elle revient à la musique avec un nouvel album, « IRM », réalisé par Beck. Rencontre avec une femme dont la réserve révèle une puissance et une audace insoupçonnées.
Menton en avant et yeux liquides qui dérivent plutôt que de s’ancrer dans ceux de son interlocuteur, Charlotte Gainsbourg est de ces filles racées dont on ne saura jamais si le port de tête, l’allure de cheval sauvage, viennent de l’illustre et foutraque lignée qu’on connaît, ou d’une folie bien à elle qui ferait battre le sang contre les tempes et donnerait tant de justesse à son jeu d’actrice, de frémissements à sa musique, de charme (elle déteste le mot) à sa personne. Peu importe. Elle a réglé la question au fil des années, en refusant de trop se la poser. Y aurait passé la vie, sinon. A la place, a fait de son existence une œuvre d’art transcendée par ce qui, d’ordinaire, s’avère un handicap pour la plupart de ses contemporains en notoriété: être l’héritière par excellence dans un monde d’héritiers pop; de là subir une certaine peoplelisation; y trouver le bon dosage pudeur/impudeur. C’est à croire, au fil de ce régime imposé, digéré, apprivoisé depuis la naissance, que Charlotte G. se débrouille au mieux, parmi l’éventail des célébrités qu’il nous est donné de contempler chaque jour, de l’impossible équation des années 00: comment être à ce point connu sans devenir un monstre? Sans avoir envie de tout fiche en l’air?
Il n’y a pas mille réponses. Il n’y a que la sienne, qu’elle donne en creux. Avancer comme un chat obstiné dont la fantaisie, le goût du jeu, se révèleraient avec l’âge. On l’a découverte gamine effrontée (et cet air buté du menton, déjà), on la retrouve, à bientôt 40 ans, presque entortillée sur le canapé d’une gigantesque pièce écrasée de lumière, celle du studio parisien où furent prises ces photos. La session finie, elle respire, avale une soupe et rien d’autre, merci. Elle sourit. Un peu gauche, un peu ailleurs, pourtant disponible. On sourit également. La politesse et le parler calme, parfois, sont les meilleurs remparts contre la curiosité. On n’ose pas. Elle le sait. Son caractère semble fait d’un drôle de bois, cognant tout ensemble, elle le sait aussi et le reconnaît volontiers: franchise, réserve, audace, distance.
En 2009, Charlotte Gainsbourg a livré deux œuvres majeures, qui l’ont fait mûrir. L’effrontée s’était quelque peu retirée (ces dernières années); la revoilà enfiévrée. Quasi chamanique. Il y a ce nouveau disque, IRM, dont on doit écarter les branchages tellement il est dense, hanté, un disque composé/chanté avec Beck, l’hurluberlu folk-soul de la côte Ouest (des Etats-Unis), qui sort ces jours-ci. Il y eut également Antichrist, le film de Lars Von Trier, pour lequel elle a reçu le prix d’interprétation à Cannes, et dans cette exploration incandescente de la mort, du sexe et de la culpabilité, magnifiquement mise en scène et interprétée, elle montre d’inquiétantes émotions (inquiétantes parce que si justes): peine, douleur, folie.
Et dans la vie? A priori, ne montre pas grand-chose. On la soupçonne habituée, depuis toujours, à faire attention; elle confirme, être née de Gainsbourg et Birkin n’assure pas de grandir aisément parmi les humains. Une tentative de déchiffrage, dans le désordre et en quatre chansons.
What It Feels Like For A Girl, 2000
[Sur l’album Music, de Madonna, qui reprend, en introduction, quelques phrases prononcées (en anglais) par Charlotte dans le film The Cement Garden (réalisé par son oncle Andrew Birkin en 1993), sur le fait d’être une fille, justement. De s’entendre ainsi, mixée à la Madone, lui ôta les dernières réticences quant à sa propre voix.]
Comment se révèle-t-on l’une des femmes les plus chics de la terre? En ne faisant rien pour. En cultivant, sans y prendre garde, ce négligé si par- ticulier, à la fois couture et fragilement masculin. Charlotte Gainsbourg est cet individu venu de l’espace, une sorte de perfection marketing en soi, la seule et unique, aujourd’hui en France, à pouvoir se glisser dans la peau d’une héroïne populaire etd’avant-garde. Sans le vouloir, répète-t-on. Ce qui ajoute à son magnétisme. D’autant plus grand qu’on sent quelque chose sans cesse se dérober. Elle. Qui a été/sera ce mois-ci en couverture de nombreux magazines, qui a répondu, pour la sortie d’IRM, à des dizaines et dizaines de médias. Fin novembre, elle a même inauguré les
illuminations de l’avenue des Champs-Elysées, à Paris, choisie par le responsable de la cérémonie–autant old school que tournée vers le monde–, comme le symbole de “l’esprit, la sensualité et la sensibilité française”. Elle est également l’emblème du nouveau parfum Balenciaga dont le directeur artistique, Nicolas Ghesquière, incarne la mode la plus audacieuse/révérée qui soit. Il l’a aidée à bâtir cette silhouette claquante.
Un truc de grande gigue rock qui ravit les revues féminines ultrasophistiquées. La simplicité du style (hier trench/jeans large/Converse; aujourd’hui blouson de cuir/jeans serré/santiags) passe pour du génie. Mais oui. Elle en rit. “Mes parents, chacun avec leur uniforme, ont montré la voie.”Quand d’autres envisagent l’habit comme un déguisement permanent, elle dit: “C’est rassurant pour moi d’avoir la même enveloppe, toujours.”
Et puis il y a Yvan Attal. L’autre enveloppe. Une grande gueule. Son mec/copain/amant, etc., depuis presque vingt ans, avec qui elle a appris, joué, fait des enfants, etc. D’apprendre qu’il a déclaré maintes fois, à propos de son rôle dans Rapt, inspiré de l’enlèvement du baron Empain: “J’avais tellement perdu de poids que ma femme n’avait plus envie de me baiser”, cela fait quoi? Elle sourit, biaise. “Du moment que ce n’est pas moi qui dit ce genre de trucs”/”C’est cru, mais rigolo.”
Puis précise qu’Yvan n’a pas les même barrières qu’elle, et dans sa bouche c’est un hommage, une envie, un compliment. A lui, ça ne pose aucun problème de parler. A elle, devine-t-on, le soin de garder le silence. Ce qu’elle fait très bien.
Lemon Incest, 1984
[Les voilà allongés sur un lit, père torse nu et fille en short de jeans : vidéo-clip mémorable.] Elle n’est encore qu’une ”exquise esquisse”. Les années 80: une époque où, au lieu de rêver d’expédier Lolitas et Loliteurs au bagne, on écoutait leurs chansons. Un quart de siècle après, les souvenirs les plus embarrassants sont passés au tamis. Tout s’adoucit. A la sortie de Lemon Incest, Charlotte étudiait dans une pension suisse (à sa demande, “pour être tranquille”), et l’écho du scandale est arrivé assourdi dans les montagnes en chocolat. Il y eut le billet de banque brûlé à la télévision par Serge, la même année, elle était à Paris et les réminiscences semblent moins aisées. Aucune gêne ni aigreur, néanmoins, envers ce père tellement plus grand que la vie qu’il mourut si tôt, ce père qu’elle a raconté avoir admonesté tant de fois lorsque, précipité dans son personnage de Gainsbarre, il obligeait sa fille, gamine, à être plus adulte que lui, qu’elle bordait.
Dès le début, dit-elle, on se protège, on se fait une carapace. Grandir sous l’œil de chacun, trouver sa voie/sa voix parmi cette France qui vous aime/vous envie/vous considère lui appartenir; quel ennui. Elle ajoute: “Tout le monde pensait que ma mère était une pute, mon père un drogué, ça ne m’a jamais empêchée d’aller à l’école.” On demande: cela fait quoi, depuis dix-huit ans qu’il est mort, d’être la dépositaire de Gainsbourg? “C’est lourd, mais je le fais à la légère: guère envie d’être responsable.”Le musée qu’elle a longtemps voulu ouvrir dans l’ultime demeure, rue de Verneuil à Paris? “J’ai porté le projet tant que personne n’y croyait. Lorsque c’est devenu sérieux, j’ai abandonné. Je ne voyais pas les gens faire la queue, s’entendre expliquer: “Voilà le salon.””Elle dit également ce qu’elle a souvent répété: de Serge, toujours pas lu de biographie. Certains connaissaient tant de lui. Mais une fille doit-elle détailler le père? Elle s’interroge à voix haute. On devine la réponse. Qu’elle retient, suppose-t-on, avec la prudence de ceux qui savent trop le chagrin, et ses dangers. Le film de Joann Sfar consacré à Gainsbourg sort en janvier, elle lui souhaite d’être réussi, y fut vaguement associée et puis non, s’éloigna, elle espère qu’il ne sera pas trop réaliste parce qu’à ce compte-là, “aucun film ne le sera jamais assez”. Elle raconte encore avoir ouvert les placards de la rue de Verneuil pour la première fois, il y a quelques années, et donné tous les cahiers qui s’y trouvaient à un journaliste, pour un livre(1). Et s’en est voulu, par la suite, de ne pas avoir regardé, trié elle-même. C’était très, trop, douloureux. “Il faut le temps de se remettre” de ces virées dans le passé. Dans les reliques du père.
[Un mot-clé, et une chanson de son vrai premier album, 5:55, manifeste pop nocturne et aérien réalisé avec Air et Jarvis Cocker.] Aux taiseux, aux racés, aux deux à la fois, on imagine toujours une telle maîtrise des choses. Surtout sportives. Elle rectifie: “Très acharnée; pas prudente.”Les hasards se sont chargé du reste. Deux accidents, pas des éraflures, qui ruinent l’image de la fille cool. Une première chute en 2005 et en snowboard, alors qu’elle débutait à peine: des mois d’arrêt, un corset; une seconde en 2007, à ski nautique (plus chic encore), une petite chute de rien du tout puis migraine, examens d’urgence dont un IRM (qui donne le titre au dernier album), accident vasculaire cérébral à temps diagnostiqué, et opération. Sauvée. De justesse. A 36 ans. La vie, alors, prend-elle une saveur nouvelle? Plutôt: après ce genre d’événements qu’on peut considérer (on la parie vaguement superstitieuse) comme des injonctions divines, a-t-on moins peur (lorsqu’on était pleine de doute), de l’avis des autres? En quelque sorte. On s’autorise, sur le plateau d’Antichrist, deux mois de crise “fort agréables”. Du tournage exilé en Europe centrale, on envoie quand même des textos à Jane B. tous les jours, lui demandant, implicitement, l’autorisation de “tant d’audace”, cherchant aussi l’assurance que ce genre de film ne fera pas de mal aux enfants. Jane lui a répondu que non, qu’elle avait bien tourné,
Charlotte était gamine, Je t’aime moi non plus. Et la fille devenue mère d’amener ce rôle endeuillé d’Antichrist vers la grâce. Malgré les scènes d’angoisse, de mutilation. Baissant les yeux, elle concède: le problème, ensuite, c’est d’apprendre à redevenir normale, à ne pas parler trop fort. Avant et après le tournage, elle s’est rendue à Los Angeles, chez Beck. Juste eux deux et l’ingénieur du son. A force d’intimité, au fil de ces séjours répétés de quelques semaines, Beck est entré dans sa tête, dit-elle.
Il lui a fallu du cran. A elle aussi. “Je doute en permanence, c’est chiant pour les autres, ce besoin de me rabaisser afin que naisse l’envie d’essayer. Mais la pudeur non, je ne sais pas où ça se place, aucune crainte à l’idée de me dévoiler.” L’album ressemble à un grand jeu de pistes, de rythmes tribaux en fanfares, voix ample et traficotages, totalement libre car on l’est bien plus “loin de chez soi”. Est-ce sa richesse? On a du mal à entrer dans ce disque, comme on a du mal avec une église baroque, il faut le temps tant c’est chargé puis l’on s’y fait, on finit par aimer ces enluminures et ces sons à chaque coin. Elle également, puisqu’en attendant de tourner dans le prochain film d’Yvan Attal, elle sera sur scène avec les musiciens de Beck, au printemps. Une première. Elle sourit.
Décontenancée qu’on ait émis des réserves, rassurée ensuite. Un trac d’adolescente.
Heaven Can Wait, 2009
[Sur cette chanson extraite de IRM, elle chante, avec Beck: “Le paradis peut attendre; l’enfer est trop loin.”] Charlotte Gainsbourg a désormais 38ans et demi, dit avoir eu deux vies, l’une jusqu’à la mort de son père (elle avait 19 ans), la seconde avec Yvan et leurs enfants Ben, 12ans, et Alice, 7ans. Limpide.
On lui prête pourtant tous les mystères. Des rires. Pas vraiment. Au contraire. Un quotidien plutôt joyeux, simple, même si les metteurs en scène la voient rarement ainsi. Tout de même, une écharde dans la peau lisse: l’absence d’amis, le refus du lien, de l’émotion que pourraient imprimer tous les autres sur elle, repliée. C’est ainsi depuis toujours, à l’inverse de ses parents extravertis “qui aimaient tant les regards posés sur eux”. Elle le dit sans jugement aucun. Et devint, en réaction, une ultra-timide solitaire. A l’adolescence, les emballements éphémères l’accablaient. Puis elle apprit. On se fait à tout. Les tournages où l’on s’échange les numéros de téléphone le dernier soir, les larmes aux yeux, sachant qu’on ne rappellera jamais. “J’ai peu d’attaches avec les gens de mon âge, c’est de ma faute aussi, personne n’ose.”Once de regret, quelques silences. “Il est trop tard pour que ça change. C’est agréable parfois, cette distance; parfois dommage.”Une championne de l’amitié fractale. De la famille fusionnelle. Les moments où elle ne joue à rien, sinon être elle-même, s’exposent en un cercle restreint. Clan. Liens du sang. Il lui arrive d’envier sa mère et sa meilleure amie, la complicité qui les lie depuis trente ans. Elle dit: “Je n’ai pas ça, moi.“ Mais autre chose de plus rare. La connaissance des masques, instinctive. Se dévoiler où il faut (au cinéma/en musique) et maintenir le reste, sa vie, à l’écart du monde. On devrait l’enseigner dans les écoles. Ne pas perdre son âme aux carrefours déserts, comme les vieux bluesman, comme les jeunes starlettes.
Délicieuse enfant. Elle le sait.
(1) Les Manuscrits de Serge Gainsbourg, de Laurent Balandras, éditions Textuel, 2006