La fille de Serge Gainsbourg et de Jane Birkin a tracé sa route. Actrice et chanteuse, elle peut s’enorgueillir d’une filmographie admirable. Elle est à l’affiche des «Fantômes d’Ismaël», projeté en ouverture du Festival de Cannes
Par Antoine Duplan, Le Temps, le 16 mai 2017
Charlotte Gainsbourg, on l’a connue bébé, fille de Jane B., ambassadrice longiligne de la pop anglaise en France, et de Serge, orfèvre splénétique de la chanson et de la provocation. Au début des années 70, les parents de Charlotte sont des icônes. Elle grandit entre les volutes de L’Anamour et les vertiges de La Javanaise dansée reggae. Entre deux bouffées de gitanes, son père donne parfois des nouvelles: «Tu es une petite Charlotte Aux pommes à l’aube aux aurores boréales…»
La petite Charlotte s’émancipe. Elle a 14 ans lorsqu’elle tient le rôle-titre de L’Effrontée, qui lui vaut le César du meilleur espoir féminin. Ce film reste un «souvenir très frais. C’était absolument magique. J’avais un âge magique, j’étais encore très naïve, très enfantine. Je ne me rendais pas compte du cinéma, c’était des vacances. C’était le début d’un souffle. Cette respiration permettait d’échapper d’une certaine manière à ma famille».
Touchés par la grâce de la délicieuse enfant, les spectateurs ont mis des années à se débarrasser de l’image de la gentille petite Charlotte. Elle y a parfaitement réussi au fil d’une filmographie prestigieuse. Elle a tourné avec son père (Charlotte for Ever) et son compagnon Yvan Attal (Ma femme est une actrice), avec Bertrand Blier, les frères Taviani, Jacques Doillon, Dominik Moll, Michel Gondry, Wim Wenders, Benoît Jacquot…
Devant la caméra de Lars von Trier, elle pulvérise définitivement la douceur qu’on lui prête. Elle châtre son partenaire dans Antichrist, conjure les affres de l’anéantissement dans Melancholia, s’adonne désespérément aux plaisirs de la chair dans Nymphomaniac 1 & 2. Auprès du génie danois, sa perception du métier change en profondeur. «Sa manière de travailler est unique, dit-elle. Tous les acquis sont balayés. La seule chose que Lars m’ait demandée, c’est de tout lâcher, de me confier à lui sans peur. Et je n’ai pas eu peur d’aller dans des émotions très sincères et douloureuses. J’espérais qu’il me transformerait».
Elle est étonnante, Charlotte, dans cette chambre de l’hôtel Hoche, à Paris, où elle reçoit en buvant de l’eau chaude. Attachante, franche dans ses réponses et son regard, d’une beauté naturelle et juvénile, rieuse avec un fond de mélancolie, spontanée… «J’ai de la chance», dit-elle, appréciant que les plus grands auteurs du cinéma la demandent. «Après je touche du bois pour que ça continue… Putain, c’est du fer, bon, pas grave», râle-t-elle en tâtant le pied de la table basse. Elle se lève quand même pour aller toucher un placard d’acajou, précisant, une lueur amusée dans les yeux, qu’elle n’est «pas superstitieuse du tout».
Elle reconnaît s’être «un peu détachée du cinéma. Je ne suis plus aussi curieuse qu’à 20 ou 30 ans. Et puis le cinéma se réinvente. Les gens regardent des séries, des miniséries. Il va falloir qu’on s’adapte à une autre manière de faire ce métier». Il y a deux ans, après le décès de sa sœur aînée, Kate Barry, elle a eu besoin de prendre le large. Elle est partie vivre à New York et s’y sent bien. Entre deux tournages, il lui faut «des respirations». Sa famille, la mode, des photos… Et la musique.
On a découvert sa voix sur «Lemon Incest», titre ambigu chanté aux côtés de son père. Elle ne se revendique pas chanteuse; elle dit faire semblant, jouer sur «la fragilité, le souffle, la brisure». Elle a toutefois sorti quatre albums depuis 1986 (Charlotte Forever, 5:55, IRM, Stage Whisperer) et le cinquième est prévu pour octobre. Il est pour la première fois en français, et c’est elle qui l’a écrit. «Le fantôme de mon père est encore très très très présent. Il m’a vraiment inhibée. Je le dis avec beaucoup de bienveillance pour tout ce que j’ai reçu de lui, mais son génie a fait que je ne me sentais pas du tout à la hauteur. Ce que j’ai écrit est sans doute médiocre comparé à ce qu’il a fait, mais je m’en fous!», conclut-elle dans un cri joyeux.
Dans Les Fantômes d’Ismaël, elle incarne Sylvia, astrophysicienne (Bad news from the stars…), la compagne d’Ismaël (Mathieu Amalric) dont la femme (Marion Cotillard), portée disparue vingt ans plus tôt, revient. On s’étonne que la route de Charlotte Gainsbourg n’ait pas croisé plus tôt celle d’Arnaud Desplechin. Elle rêvait de tenir le rôle d’Esther Kahn dans le film du même nom, mais il ne l’a pas prise et elle a été «hyperdéçue». Aux Etats-Unis, la distance aidant, elle a trouvé le courage d’écrire au cinéaste pour lui dire son admiration. «Il m’a répondu tout de suite qu’il venait de terminer un scénario et qu’il y avait un rôle pour moi.»
Les Fantômes d’Ismaël est projeté en ouverture du Festival de Cannes. Une manifestation que Charlotte Gainsbourg connaît bien. Elle se souvient de sa mère lui décrivant l’expérience cauchemardesque de La Pirate. Elle a été surprise de ne pas être bombardée de tomates pour Antichrist. Elle a été membre du jury. Elle a été peinée par les propos ambigus tenus par Lars von Trier sur Hitler. Comme elle ne s’est jamais prise pour une princesse, fouler le tapis rouge ne lui fait pas perdre la tête. C’est un prétexte pour s’amuser autrement. «Et ça m’amuse, oui», sourit-elle.
Profil
- 1971. Naissance à Londres
- 1985. L’Effrontée, de Claude Miller
- 1986. Charlotte Forever, de Serge Gainsbourg
- 1990. Merci la vie, de Bertrand Blier
- 2001. Ma femme est une actrice, d’Yvan Attal
- 2009. Antichrist, de Lars von Trier
- 2017. Les Fantômes d’Ismaël, d’Arnaud Desplechin