«Je suis Charl… otte» (Libération)

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Evocation des transgressions de Charlotte Gainsbourg, entre chansons de son père et films de Lars von Trier, à l’heure où on confond réel et imaginaire et où la censure menace.

Par Luc Le Vaillant, Libération, 20 Novembre 2017

Charlotte Gainsbourg, à Cannes le 16 mai 2017. Photo Olivier Metzger pour Libération

Elle est la fille unique des Gainsbourg-Birkin, couple royal hype et toujours hotte inspirante malgré les années mortes et les feintes défuntes. Charlotte Gainsbourg, 46 ans, oppose souvent un menton de gala à la galerie. Cette bravade levée haut est comme une moue apeurée censée cacher une timidité dont on commence à douter vu le déversoir d’entretiens intéressants et argumentés qui font Niagara promotionnel.

Mèches raccourcies, Charlotte Gainsbourg se fait chanteuse à boucles electro. Dans ce récent album, Rest, elle regarde en face, et à cru, la disparition des siens. Elle se désole du suicide de sa sœur Kate et évoque la blancheur du suaire de son père dans un texte où Thanatos cotoie Eros : «Ta jambe nue sortait du drap / Sans pudeur et de sang-froid / […] / J’étais allongée contre toi / […] / Laisse-moi donc imaginer / Que j’étais seule à t’aimer / D’un amour pur de fille chérie / Pauvre pantin transi.»

L’idée n’est pas d’encenser cet écorché au scalpel, aussi réussi soit-il, malgré une voix de moineau à l’horlogerie minuscule. Il s’agit de mettre en correspondance les provocations passées de cette discrète contrôlée qui s’est révélée souvent interprète transgressive, quand elle chantait avec son père ou jouait pour Lars von Trier. Il s’agit d’interroger ce moment d’une société, la nôtre, où la distinction entre l’œuvre et l’auteur devient impossible, et où des brigades moralisantes vont bientôt faire office de «comité de censure». Voir les affaires Polanski, Brisseau, Maria Schneider, et tous les «etc.» qui ne tarderont pas à suivre.

On est en 1984. Ils sont tous deux allongés sur un lit. Serge a le torse blême, le jean pour une fois boutonné du haut. Charlotte est en chemise bleue et culotte blanche, jambes nues. Elle a 12-13 ans, une bouille de garçonnet et elle susurre : «Inceste de citron / Lemon incest / Je t’aime t’aime, je t’aime plus que tout / Papapappa / L’amour que nous ne ferons jamais ensemble / Est le plus beau le plus troublant / Le plus pur le plus enivrant.» Et le lascard ricaneur qui est aussi un hâbleur désespéré et qui a manigancé l’affaire de rétorquer : «Exquise esquisse / Délicieuse enfant / Ma chair et mon sang / Oh mon bébé mon âme.»

Vous imaginez la bronca intersidérale que provoquerait cette provoc assez mastoc par les temps qui ne courent plus du tout et freinent des quatre fers quand les désirs interdits sont mis en scène ? Je répète pour qui aurait mal lu : «Mis en scène». Vous vous rendez compte du lynchage atomique que ce clip déclencherait au cœur d’un monde qui semble incapable de faire la différence entre la réalité et la représentation, entre le réel et l’imaginaire ?

Ce qu’il y a de bien avec Charlotte G., c’est qu’elle n’abjure rien de ce qui fut. Du passé, elle ne fait pas table rase. Elle se souvient qu’elle s’était battue pour tenir le rôle. Elle en dit : «Je suis tellement heureuse que mon père m’ait filmée et qu’il ne soit pas censuré même s’il pouvait s’agir de choses choquantes.» (1) Il ne semble pas non plus qu’elle se plaigne d’avoir été dénudée et sadisée par les caméras de Lars von Trier. Je répète : «par les caméras»… Elle en dit : «J’ai toujours vécu dans la peau de quelqu’un qui connaît beaucoup de frustrations, qui a une furieuse envie de sortir de sa coquille. Et, parfois, je l’ai fait. Comme avec les films de Lars von Trier, où il me poussait dans mes extrêmes. En fait, c’est tout ce dont je rêve ! [Rires] » (2)

On va éviter de trop solliciter Charlotte G. qui a déjà bien servi notre propos. Ce n’est ni une théoricienne ni une débatteuse et surtout pas une grande gueule avide de dire son mot sur tout. C’est une saltimbanque et une enfant de la balle.

Et on va noter qu’aujour- d’hui, ce qui complique les choses, c’est la généralisation du brouillage entre vie vécue et virtuel. Cela n’excuse en rien la mise à l’index des œuvres par la militance féministe binaire mais cela peut expliquer le succès rencontré. Le déboussolement gagne à mesure que les existences se démultiplient en numérique. Comme on peut être tout et son contraire, on peine à séparer les registres. Il n’y a plus la matérialité des faits d’un côté et la scène des illusions de l’autre. L’ubiquité fait qu’on perçoit moins la dualité qui est au cœur de la création artistique. Les avatars qui nous disséminent ne nous permettent plus de trancher le lard du distinguo entre l’existant et l’artifice. A force de s’inventer des répliquants, on finit par confondre l’interprète du fantasme et l’humain qui se cache derrière le masque.

Post-scriptum qui a à voir : Ce n’est pas parce que «Je suis Charlotte», que je serais moins Charlie. Bien au contraire. Je plaide pour qu’il y ait toute licence en art, et que le droit au blasphème et à la dérision soit garanti aux bouffons de toutes obédiences.

(1) Numéro du 8 novembre.
(2) Elle du 27 octobre.

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