Par Christophe Ayad, Libération, 19 Mai 2009
Comment ne pas aimer Charlotte Gainsbourg ? Même transfigurée en psychotique à tendance castratrice par Lars von Trier, même en mante religieuse entre Eros et Thanatos, la môme Gainsbourg continue de susciter une envie instinctive de la protéger. La grande révélation d’Antichrist, c’est elle et sa façon inédite de se mettre en danger.
«Je me suis fait violence. Volontairement. J’ai dû aller loin dans des choses que je n’ai pas éprouvées auparavant, c’était très excessif.» Pour le cinéaste danois, elle s’est transformée en une femme rendue folle par la perte de son fils unique : au paroxysme de sa psychose, elle cloue son compagnon à une meule, manque de l’émasculer et de le tuer. «Lars m’a accompagnée vraiment en douceur. J’avais une confiance totale en lui. J’avais une envie presque enfantine de lui faire plaisir, justement parce qu’il n’est pas généreux dans ses compliments. On allait dans toutes les directions. Il fallait jouer le jeu de n’avoir aucune sécurité, accepter d’être ridicule, d’être mauvaise.»
«Très jouissif». On n’imaginait pas Charlotte Gainsbourg entrer en hystérie et se défaire de son costume sage, timide, un peu mélancolique. «C’est ce que je suis un peu, mais j’aurais bien aimé qu’on me fasse confiance sur des choses plus costaud.» Là, elle a le sentiment d’avoir montré quelque chose de nouveau et a trouvé ça «très jouissif».«Comme beaucoup de personnes calmes, ou faussement calmes, je suis capable de…» Elle ne termine pas sa phrase. Dommage. «Mais dans la vie, je ne m’autorise pas à déborder. C’est une telle chance de pouvoir exprimer ça sur un plateau de cinéma…» D’Antichrist, elle a retenu qu’«au-delà d’un scénario, c’est la rencontre avec un metteur en scène qui compte».
Cela ne l’a pas gênée d’incarner une femme aussi menaçante : «Je ne pense pas que le film soit misogyne mais c’est vrai qu’il y a presque une peur de la femme. C’est bien que ça provoque quelque chose, et même que ça choque.» Pour elle, son personnage «vit très mal en couple et elle a déjà un rapport malade avec son mari, avant la mort de l’enfant. Elle traverse l’épreuve la plus dure, la mort d’un enfant, qui la plonge dans des crises d’angoisse puis la folie.»
Elle parle d’une voix douce et étouffée, tellement basse que le bruit des vagues, tout proche, la couvre presque. En vrai, Charlotte Gainsbourg est exactement comme on l’imaginait, simple et directe, retenue et sans fard. Elle est habillée comme elle pourrait l’être à la ville : jean slim, tee-shirt blanc, santiags en daim et blouson noir. Même moue adolescente, même corps jeune. Les cheveux sont lâchés, le maquillage imperceptible.
Dans Antichrist, elle se met littéralement à nu, comme jamais auparavant : «J’étais gênée par mon propre corps. Je ne m’aimais pas physiquement, je me trouvais horriblement maigre. Mais l’impudeur était beaucoup plus dans les scènes d’émotion ou de violence que dans le nu, même si Lars a mis beaucoup d’hystérie dans les scènes de sexe, ce qui les rend plus réalistes.» C’est la crudité des sentiments qui la met le plus mal à l’aise, notamment dans une scène à l’hôpital et celle où elle se reproche la mort de son fils. Peut-être parce qu’elle y est au plus proche d’elle-même. Le mot qu’elle utilise est «juste». «Il n’y a pas de protection, pas de carapace ou de camouflage. Il y a même une laideur physique que j’aime bien voir à ce moment-là.» Elle a du mal à voir le film, pour l’instant. Pour l’instant, elle termine son prochain album et a envie d’une comédie.
«Trouillarde». A quelle source est-elle allée puiser cette violence quasi organique, ces émotions ? Surtout pas dans ses hantises personnelles : «Je me suis interdit, très superstitieusement, de penser à mes propres enfants. J’étais très loin des miens pendant ce tournage.» Il a eu lieu à une heure de Cologne, en pleine forêt : «Je ne suis pas du tout proche de la nature, je n’y connais rien. C’était très austère, très hostile, cette cabane au milieu des bois. Il y avait un côté film d’horreur.»
Les hantises, pourtant, existent bel et bien. Celle de la mort est de plus en plus présente à l’approche de la quarantaine : «Avant, j’étais plus costaud, plus insouciante, avec l’âge je deviens trouillarde.» Un accident récent, qui aurait pu être mortel, lui a fait «peur à ne plus savoir comment vivre», après coup. Il lui arrive d’avoir des «visions terribles, irraisonnables» concernant ses enfants. «Comme j’ai perdu mon père à 19 ans, j’ai peur qu’ils perdent leurs parents, peur de leur souffrance.» On est loin de Cannes, il est temps de partir.